Eric Libertad<br><br>Ce trait caractéristique du mouvement se modifia peu à peu après la guerre franco-allemande et principalement après la terrible défaite de la Commune. La victoire de l’Allemagne et de la politique de Bismarck avait créé un fait historique nouveau en Europe, désormais impossible à annuler. La création, au cœur de l’Europe, d’un Etat militaire bureaucratique équipé de tous les moyens du pouvoir ne pouvait manquer d’avoir une forte influence sur le développement général de la réaction qui relevait alors puissamment la tête – et ce fut en effet ce qui se passa. Le centre de gravité du mouvement ouvrier européen s’était déplacé de France en Allemagne, où il conduisit à l’épanouissement du mouvement social-démocrate, dont le développement influença également de manière décisive tous les autres pays, à quelques exceptions près. Ainsi commença cette période fatale qui devait voir d’une part l’Europe devenir de plus en plus la proie d’une militarisation générale, partie d’Allemagne, tandis que, de l’autre et sous l’influence grandissante de la social-démocratie allemande, le mouvement ouvrier dans son ensemble s’enlisait lentement dans un pitoyable possibilisme.<br><br>Dans les pays latins, où l’aile libertaire de l’Internationale exerçait une très forte influence, une furieuse réaction se déchaîna au début des années (18)70. En France, où les éléments les meilleurs et les plus intelligents du mouvement ouvrier avaient trouvé la mort dans le cruel écrasement de la Commune ou, dans la mesure où ils n’avaient pas réussi à gagner l’étranger, avaient été déportés en Nouvelle-Calédonie pour y mener la vie pleine d’inquiétudes et de soucis des exilés, toutes les organisations furent réprimées par le gouvernement et la presse révolutionnaire interdite. Les mêmes événements se répétèrent deux ans plus tard en Espagne après l’écrasement sanglant de la révolte cantonaliste et la capitulation de la Commune de Carthagène. Le mouvement ouvrier tout entier fut impitoyablement réprimé et toute manifestation publique de la classe ouvrière révolutionnaire rendue impossible pour de longues années. En Italie, on pourchassait les membres de l’Internationale comme des bêtes sauvages, leur rendant toute propagande publique si difficile qu’ils étaient de plus en plus obligés de se limiter aux organisations secrètes auxquelles ils étaient plus enclins que leurs camarades d’autres pays, en tant qu’Italiens et dans la vieille tradition des Carbonari et des sociétés secrètes de Mazzini.<br><br>Ainsi le mouvement anarchiste disparut-il pour des années de la vie publique dans les pays latins par suite des nombreuses persécutions qu’il subit et fut-il obligé de chercher refuge dans les associations secrètes qu’il se créa. Cependant, la période de réaction se prolongeant plus que la plupart ne l’avaient prévu, sa psychologie se transforma, devenant peu à peu tout à fait différente de celle de ses origines. Des mouvements clandestins sont certes capables de porter, dans leurs cercles restreints, l’émouvant esprit de dévouement et de sacrifice des individus à la cause révolutionnaire à un degré extraordinairement élevé, mais il leur manque ce large contact avec les masses populaires qui peut seul rendre leur efficacité féconde, en maintenir la vigueur et en assurer la continuité. C’est ainsi qu’il arrive que les membres isolés de tels mouvements perdent, sans s’en apercevoir, tout juste critère pour l’appréciation des manifestations propres de la vie réelle et que le souhait devienne chez eux père de la pensée. Perdant peu à peu le sens de l’activité constructive, celle-ci en vient à prendre une tournure purement négative. Ils perdent, en un mot et sans en avoir clairement conscience, toute compréhension d’un mouvement de masse. Ce processus s’accomplit très souvent à une vitesse surprenante et peut, en quelques années, donner un tout autre aspect à un mouvement, à supposer que les conditions extérieures – dans le cas présent, les poursuites aveugles des gouvernements – favorisent le développement de l’organisation clandestine.<br><br>Il est clair que, dans les périodes de réaction généralisée, lorsque le gouvernement enlève à un mouvement toute possibilité de vie publique, l’organisation clandestine est le seul moyen qui reste à ce dernier de ne pas mourir. Mais tout en reconnaissant ce fait, on ne peut se laisser aller à en méconnaître les inévitables défauts ou même à en surestimer l’importance. Une organisation clandestine ne peut jamais être considérée que comme un moyen rendu nécessaire par un danger momentané, mais elle ne sera jamais capable de préparer efficacement ou même d’initier une véritable transformation sociale. Les transformations sociales présupposent toujours la propagande la plus intensive et la plus large dans les masses, dont l’idée du changement doit s’emparer avant qu’elles puissent être mises en mouvement. Or, c’est précisément ce fait irréfutable qu’oublie trop facilement l’individu isolé dans l’atmosphère particulière des associations secrètes et l’influence fascinante qu’elles exercent principalement sur les éléments les plus jeunes d’un mouvement, plus enclins au romantisme, est un très gros obstacle à la perception lucide des proportions réelles, qui rend bien des gens aveugles à la simple réalité. On voit alors toujours les choses comme transfigurées, non pas comme elles sont en réalité mais comme on souhaiterait les voir.<br><br>Les organisations secrètes des anciens révolutionnaires russes ont certes accompli d’étonnantes prouesses, mais elles n’en furent pas moins incapables de faire pénétrer leurs idées dans les masses et ne purent que se vider lentement de leur sang. Ce n’est que lorsque, avec le développement de l’industrie, de larges masses de la classe ouvrière ainsi qu’également une partie de la paysannerie russe furent touchées par les idées socialistes, que le mouvement devint invincible.<br><br>Mais un mouvement clandestin porte encore en lui toute une série de graves désavantages inévitablement liés à son existence même – par exemple et en premier lieu son incessant combat avec les organismes de surveillance de l’Etat, qui sont partout et toujours aux aguets pour découvrir les conspirations ou, au besoin, les créer eux-mêmes grâce à leurs provocateurs. Cette lutte ininterrompue, en obligeant toujours le conspirateur à de nouvelles mesures de prudence, non seulement représente une très grande dépense d’énergie, mais fait aussi naître à la longue chez lui une méfiance carrément maladive, qui devient même très souvent une seconde nature, envers tout un chacun. Les soupçons, qu’on a déjà vus ruiner pour toujours mainte vie d’homme, s’insinuent partout à pas de loup (je ne veux rappeler ici que l’affaire Peukert, qui fut non seulement la tragédie de la vie de cet homme mais déchira aussi de manière effroyable l’ensemble du mouvement allemand pour de longues années, paralysant toutes ses forces. Il est également clair que des querelles personnelles ne peuvent, dans un tel mouvement, que prendre des formes beaucoup plus aiguës et funestes, le champ de leur efficacité restant toujours limité : que l’on se remémore par exemple la lutte impitoyable entre Barbès et Blanqui au sein des sociétés secrètes sous Louis-Philippe, qui paralysa pour longtemps leur activité.<br><br>Tous ces phénomènes confèrent à un mouvement clandestin un caractère tout à fait particulier et exercent une très forte influence sur l’esprit de ses membres. Mais ils nuisent avant tout à son développement théorique et à ses capacités créatrices, puisqu’une telle organisation est toujours obligée de placer l’efficacité destructrice au premier plan de ses activités.<br><br>Le mouvement anarchiste étant entré au début des années 70 dans une telle période de réaction et d’associations secrètes, il était naturel qu’il ne pût se soustraire entièrement à l’influence de la nouvelle atmosphère. En quelques années, on prit l’habitude dans les milieux anarchistes, de considérer l’activité conspiratrice comme un état naturel et les nouveaux éléments, tout particulièrement les recrues de cette période, n’étaient que trop portés à tenir l’organisation secrète et son mode d’activité pour une évidente condition préalable générale du mouvement anarchiste. Point de vue que soutint par exemple le Comité italien pour la révolution sociale, dans sa longue« Adresse au VIème Congrès de l’Internationale » (Bruxelles, novembre 1874), où il rejetait en ces termes toute activité publique des révolutionnaires comme nuisible :<br><br>« La répression massive ordonnée par le gouvernement nous pousse à la conjuration entièrement secrète. Cette forme d’organisation étant de beaucoup supérieure, nous ne pouvons que nous réjouir de ce que les persécutions aient mis un terme à l’Internationale publique. Nous continuerons dans la voie de la clandestinité, que nous avons choisie comme la seule susceptible de nous mener à notre but ultime : la révolution sociale »<br><br>Rudolf Rocker<br><br><em>source :</em> <span class="">#^</span><a class="" href="https://le-libertaire.net/anarchisme-et-clandestinite/" rel="nofollow noopener noreferrer" target="_blank">https://le-libertaire.net/anarchisme-et-clandestinite/</a><br><br>#<a class="" href="https://fedi.thechangebook.org/search?tag=anarchie" rel="nofollow noopener noreferrer" target="_blank">anarchie</a> #<a class="" href="https://fedi.thechangebook.org/search?tag=anarchisme" rel="nofollow noopener noreferrer" target="_blank">anarchisme</a> #<a class="" href="https://fedi.thechangebook.org/search?tag=texteanarchiste" rel="nofollow noopener noreferrer" target="_blank">texteanarchiste</a> #<a class="" href="https://fedi.thechangebook.org/search?tag=clandestinite" rel="nofollow noopener noreferrer" target="_blank">clandestinite</a> #<a class="" href="https://fedi.thechangebook.org/search?tag=actioncollective" rel="nofollow noopener noreferrer" target="_blank">actioncollective</a>